L’utopie d’une croissance illimitée dans un monde limité

  • _MG_1066

Quand il n’y en aura plus, on trouvera autre chose ?

Lorsque j’étais enfant, presque tout le monde roulait dans des voitures américaines. Les voitures importées, et particulièrement les japonaises, étaient plus souvent qu’autrement objet de risées. On leur préférait de loin les spacieuses américaines qui pouvaient sans peine transporter six adultes. Les jeunes hommes rêvaient pour la plupart de Mustang, Camaro, Charger et autres « muscles cars » dont les moteurs monstrueux permettaient de passer de 0 à 60 milles à l’heure en quelques secondes. On faisait le plein pour 3 dollars et, pour bien des familles, l’activité du dimanche consistait à aller faire un tour d’auto. En fait, l’attitude face à l’automobile était la même que pour le reste, dans l’esprit des années 50 et 60 : tout allait toujours continuer à s’améliorer, on ne manquerait jamais de rien, la vie deviendrait toujours meilleure et plus facile. Ainsi allaient les automobiles : toujours plus grosses, plus puissantes, plus luxueuses. Le pétrole ? Il y en avait tellement sous terre qu’on ne verrait jamais le jour où les réserves diminueraient. Un choc survint en 1973, lors de la première crise du pétrole. En raison d’un embargo de l’OPEP, ayant à sa base des motifs tant politiques (question israelo-palestinienne) qu’économiques (dépréciation du dollar américain suite à l’adoption d’un taux de change flottant), les prix montèrent brutalement, passant en quelques semaines de 3 à 18 $ le baril. Les automobilistes la trouvèrent moins drôle et on commença à s’inquiéter : le pétrole ne sera peut-être pas indéfiniment disponible et bon marché ? Les fabricants mirent sur le marché des voitures plus petites, les japonaises, en raison de leur frugalité, devinrent subitement à la mode. Puis, les prix diminuèrent, se stabilisèrent, et l’on recommença à consommer l’or noir sans trop se soucier de sa pérennité. Un second choc survint en 1979, en raison du conflit entre l’Iran et l’Irak. Puis, en 2008, le prix du pétrole connut une autre hausse spectaculaire. À la différence que cette fois, cette hausse n’avait pas vraiment de cause politique, mais bien économique : une augmentation de la demande alors que l’offre demeurait stable, ce qui fit monter le prix du baril à plus de 140 $, le tout bien sûr accompagné et de fait alimenté par une intense spéculation. Les années 2000 ont fait ressurgir une réalité que nous feignions d’ignorer : les réserves de pétrole ne sont pas infinies.

Comme tout ce qui existe sur notre terre, nous disposons d’une quantité limitée de pétrole.

Un modèle pour décrire l’évolution des gisements de pétrole est connu sous le nom de « pic pétrolier ». Basé principalement sur les travaux du géologue Marion King Hubbert, il part du fait qu’un gisement contient une quantité finie de pétrole. Donc le volume extrait va croissant, jusqu’à atteindre un sommet, le pic, suite auquel il commence à décroître pour finir par se tarir. Ce modèle peut être appliqué assez efficacement à un gisement en particulier, mais aussi, quoi que de façon plus imprécise, à l’ensemble des réserves. Les experts ne s’entendent pas sur le moment du pic pétrolier mondial, certains prétendant qu’il a déjà été atteint, d’autres qu’il surviendra dans 5, 10, 15 ans… La difficulté de cette prévision réside dans l’estimation des réserves disponibles, qui suscite bien des débats, les géologues s’opposant parfois à certains producteurs qui ont une vision quelque peu optimiste. Une chose cependant est sûre : un jour, il n’y aura plus de pétrole disponible. La question qui demeure est de savoir quand ? Plusieurs avancent 2050. Cela pourra survenir quelques années avant, quelques années, quelques décennies plus tard, mais cela adviendra.

D’ailleurs, le pétrole est déjà plus difficile à obtenir : il faut forer plus profondément, il faut forer sous la mer, sous la glace, il faut l’extraire des sables bitumineux. Les procédés deviennent plus coûteux et plus nocifs pour l’environnement. Faut-il rappeler qu’en avril 2010, l’explosion de la plate-forme de forage Deepwater Horizon, utilisée par BP, a entraîné le déversement de 4,9 millions de barils de pétrole dans le Golfe du Mexique, causant une catastrophe écologique sans précédent ? Mais la palme des coûts et dommages revient sans conteste aux sables bitumineux de l’Alberta.

L’exploitation débute par la destruction de kilomètres carrés de la forêt boréale : les gisements de sables bitumineux de la rivière Athabasca se trouvent relativement près de la surface du sol et atteignent une profondeur maximale de 75 mètres. Cette région était recouverte de forêts boréales et de tourbières. Avant de procéder à l’extraction, il faut assécher les milieux humides et abattre la forêt. On enlève ensuite la couche de terre qui recouvre les sables bitumineux, puis on extrait ceux-ci à l’aide de gigantesques pelles mécaniques. Pour produire un seul baril de pétrole, il faut extraire, déplacer et traiter environ 2 000 kg de sables bitumineux et autant de mort-terrain.

On imagine facilement les ravages qu’une telle exploitation fait subir au milieu naturel. Les entreprises sont supposées remettre les terrains en état, mais il semble qu’elles n’aient réussi à le faire que pour une infime superficie ; à ce jour, seulement 0,2% (soit 104 hectares) des terres affectées par les opérations minières ont été formellement certifiées comme remise en état par le gouvernement de l’Alberta et conséquemment rendues au public. Et là encore, ces terres ne retrouvent pas leur état d’origine. Les marais et tourbières prennent des millénaires à se former, on ne peut donc pas les reproduire artificiellement en quelques années. Malgré des travaux de restauration, le milieu d’origine, forêt boréale avec sa flore et sa faune spécifique, est perdu, du moins pour des siècles.  Ensuite, il faut beaucoup d’énergie pour séparer le bitume du sable, puis le transformer en pétrole : 30 mètres cubes de gaz naturel sont ainsi requis pour produire un baril de pétrole. Le processus génère 190 kg de gaz à effet de serre par baril. La production de pétrole à partir des sables bitumineux requiert ainsi plus de trente fois plus d’énergie que l’extraction du pétrole standard.  Finalement, le traitement exige une grande quantité d’eau, soit de 2 à 5 barils pour produire un baril de pétrole. Les eaux résiduelles du processus sont extrêmement polluées, contenant plus de 250 ingrédients toxiques, tels acide naphténique, hydrocarbures aromatiques polycycliques, composés phénoliques, ammoniaque, méthane, xylène, benzène, mercure, arsenic… Il n’existe actuellement pas de technologie permettant de traiter ces rejets, alors on les stocke dans d’immenses bassins de rétention (en espérant trouver un jour une méthode de les dépolluer, et en espérant surtout que ne survienne pas de fuite d’ici là !). La superficie totale de ces bassins atteint 50 km² et elle croit sans cesse, alimentée chaque jour par le rejet de 1,8 milliards de litres d’eau polluée.

Il se consomme actuellement 85 millions de barils de pétrole par jour.

Avec le développement de pays comme l’Inde et la Chine, cette demande est appelée à croître significativement. Une consommation accrue qui accélèrera l’épuisement des réserves. Or notre économie actuelle est largement tributaire du pétrole. Le phénomène de la mondialisation s’appuie sur le transport des biens produits puis vendus à différents endroits du globe, parfois très éloignés. Une grande quantité d’objets de consommation sont ainsi fabriqués en Asie puis transportés par bateaux, trains, camions vers les marchés d’Europe et d’Amérique. Même l’alimentation est désormais touchée : la prochaine fois que vous irez au supermarché, prenez quelques instants pour vérifier la provenance des fruits, légumes et autres aliments que vous mettez dans votre panier. Une éventuelle pénurie de pétrole et la hausse des prix qui l’accompagnera auront donc des impacts significatifs sur les approvisionnements. Nos habitudes de vie seront touchées : en Amérique du nord, les communautés urbaines se sont développées en fonction de l’automobile, avec la construction de réseaux routiers et de banlieues de plus en plus étendues. De nombreux citoyens doivent ainsi parcourir en voiture des dizaines de kilomètres par jour pour se rendre au travail et revenir à la maison. Selon Statistiques Canada (2008), environ 80% des Canadiens utilisent l’automobile pour ces déplacements quotidiens. Et la tendance demeure à l’étalement : pour les logements construits depuis 2001, la distance médiane de navettage est de 10,8 km.

Le pétrole et ses dérivés ne servent pas seulement au transport : environ 35% est utilisé pour le chauffage (domestique et industriel), 5% pour l’asphalte (routes, toiture) et 7% pour la pétro-chimie et les lubrifiants (plastiques, isolants, nylon, caoutchoucs synthétiques, solvants, détergents, huiles, graisses, pesticides, insecticides, produits pharmaceutiques et cosmétiques…). Regardez dans votre maison, votre bureau, la grande majorité des objets qui nous entourent ont nécessité du pétrole pour leur fabrication et leur transport. Une économie sans pétrole est possible, c’était le cas avant 1850, mais d’y revenir après l’avoir connue pendant 200 ans ne sera pas facile.

La croissance, jusqu’à quand ?

J’ai parlé longuement du pétrole car il s’agit de la ressource la plus utilisée, celle qui est à la base de l’économie actuelle. Mais la même réflexion s’applique à toutes les ressources naturelles : les minéraux, le bois, les terres arables, l’eau potable… L’important essor qu’ont connu les pays émergents au cours des dernières décennies a considérablement accru l’utilisation de ces ressources. À titre d’exemple, en 25 ans (de 1978 à 2003) la population urbaine en Chine a triplé, passant à 520 millions. Et elle continue à croître au rythme d’environ 15 millions de nouveaux citadins chaque année. Imaginez : plus de 2 fois la population totale du Québec, qui chaque année va s’établir en ville, avec tout ce que cela implique : construction de rues, de canalisation d’eau et d’égouts, d’habitations, de commerces, d’édifices publics. En plus de devenir citadines, les populations des pays émergents, leur prospérité croissante, augmentent du même fait leur consommation : voitures, appareils électroniques, ménagers… L’idéal, désormais en apparence atteignable, devient le citoyen nord-américain. Le problème est que si tous les habitants de la Terre consommaient au même rythme que les nord-américains, il faudrait selon les estimations de 6 à 7 fois les ressources actuelles de la planète pour satisfaire cette demande. On doit malheureusement constater qu’il s’agit là d’une voie sans issue…

La charge que les humains font subir à la Terre ne cesse d’augmenter, alors qu’elle est déjà trop lourde. Chaque année, nous prenons plus, nous détruisons plus. Les forêts tropicales et boréales rapetissent, les terres fertiles s’épuisent. Jusqu’aux océans, qu’eux aussi nous croyons immenses, infinis, se vident en conséquence de la pollution et de la pêche intensive. En 1992, en raison d’une baisse alarmante de la population de morues à Terre-Neuve et Labrador, Pêches et Océans Canada décrétait un moratoire sur la pêche de cette espèce. Or près de 20 ans plus tard, la population ne s’est pas rétablie, au contraire il semble qu’elle ait encore diminué. On pêchait pourtant la morue sur les bancs de Terre-Neuve depuis 1480. Jean Cabot rapporte que celle-ci était si abondante qu’on pouvait la capturer simplement en plongeant un sceau dans la mer. Malheureusement, en quelques décennies seulement de surpêche, nous avons épuisé cette ressource qui avait pourtant longtemps semblé inépuisable. Et malheureusement, ce cas est loin d’être unique, il ne s’agit que d’un exemple parmi de trop nombreux autres. Le sol, le sous-sol, l’océan, nous puisons partout, autant que nous le pouvons, jusqu’au bout des réserves. Mais nous oublions que celles-ci ont mis des millions, des centaines de millions d’années à se constituer, qu’elles résultent parfois de conditions particulières et d’un fragile équilibre, nous oublions qu’il y a une limite à tout ce qui se trouve sur Terre et que lorsque certaines choses sont détruites ou épuisées, elles ne peuvent être refaites.


Liens :

 Problématique environnementale de l’exploitation des sables bitumineux en Alberta

 Mise en oeuvre d’un réseau de surveillance de l’Environnement pour les sables bitumineux

Une réponse

  1. 20 décembre 2013

    […] bref et plus modeste, ce texte de la Coalition Objectif 22 rappelle que l’activité humaine ne peut s’exercer au-delà […]