«L’histoire des idées, soucieuse de classer les grandes attitudes morales, esquisse traditionnellement un triple portrait : le sage, le héros, le saint.» (Encyclopédie Universalis, au mot sainteté)
«Réhabiliter: mettre un terme aux soupçons, critiques, mépris, etc., dont quelqu’un faisait l’objet en prouvant officiellement qu’il méritait ou qu’il mérite de nouveau la confiance, l’estime d’autrui.» (Dictionnaire Larousse)
Ce n’est pas avec ce texte que je vais me rendre populaire! J’espère seulement ne pas heurter au point de faire fuir mes lecteurs et lectrices. Mais je me et je vous dois l’authenticité: ne pas écrire autre chose que ce à quoi je crois et qui me tient à coeur.
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Je suis allé, ce matin, participer à la célébration de ma communauté chrétienne. Oh! Une bien petite communauté (nous n’étions que quinze, dont neuf dans la chorale); mais une communauté tout de même, qui se retrouve généralement aux deux semaines puisqu’il n’y a plus assez de prêtres disponibles pour assurer l’eucharistie hebdomadaire. (Mais ça, c’est une autre histoire!)
Le thème des lectures proposées était clair: «Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint.» (Lévitique 19, 2) «Si quelqu’un parmi vous pense être un sage à la manière d’ici-bas, qu’il devienne fou pour devenir sage. Car la sagesse de ce monde est folie devant Dieu.» (Première lettre de Paul aux Corinthiens 3, 18-19) «Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.» (Évangile de Matthieu 5, 48) Bref, le thème de la sainteté, de la sagesse et de la perfection.
Certainement pas des réalités populaires de nos jours, ni même simplement respectées (sauf, peut-être, la sagesse). Non seulement ces mots n’ont plus la cote, mais ils sont apparemment définitivement dépassés, déclassés (avec, toujours, un sort un peu meilleur réservé à la sagesse).
La sainteté nous rappelle l’Église, ses règles et ses exhortations dont la plupart d’entre nous sont bien contents de s’être débarrassés. Ou les statues de plâtre qui ornaient nos églises et qui ne nous inspiraient absolument plus rien de bon. La sainteté? Une sorte de vestige religieux réservé à une élite dont nous n’avons ni la possibilité, ni le goût d’ailleurs, de faire partie!
La perfection, qui n’est pas réservée au domaine religieux, n’a pas meilleure presse. Surtout depuis que la psychologie a dénoncé avec raison tous les travers du perfectionnisme, véritable maladie des obsédés de la perfection.
Quant à la sagesse, plus associée à la philosophie, à l’équilibre et l’expérience, de même qu’à certaines traditions orientales, elle est nettement moins dévaluée ou discréditée dans notre société sécularisée. On pourrait même dire que la sagesse est la version humaniste et laïque de l’ancien idéal religieux. Même si, il faut bien l’avouer, la sagesse n’est pas l’idéal ou le but poursuivi par le plus grand nombre dans le monde matérialiste dans lequel nous vivons.
Les lectures proposées ce matin ne tombaient donc pas dans un terrain a priori bien fertile!
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Et pourtant, dès ce matin, j’ai spontanément voulu vous en parler. Prendre le risque de réfléchir à voix haute sur ces mots démodés, dévalorisés, oubliés. Parce que je crois que notre société, même dans un contexte totalement sécularisé, y a tout intérêt. Étonnant? Je m’explique.
La sainteté, pour moi, c’est d’abord la réalisation exceptionnelle du potentiel d’un être humain(1), suffisamment pour qu’on ait le goût de le prendre soi-même ou de le présenter à d’autres comme un modèle, un exemple à imiter. Dans l’Église d’ailleurs, canoniser quelqu’un (c’est-à-dire reconnaître sa sainteté) a surtout pour but d’en faire un idéal (dans un domaine ou l’autre) à imiter.
Même si la sainteté a essentiellement été associée jusqu’ici à l’univers religieux(2), elle mérite d’être elle aussi «laïcisée», c’est-à-dire considérée comme un mécanisme d’émulation tout aussi utile dans une société sécularisée. D’ailleurs, nos sociétés le font parfois spontanément, reconnaissant d’emblée que certaines figures ou personnalités méritent d’être reconnues comme particulièrement inspirantes, ou comme un idéal (souvent difficile) à atteindre: pensons à des individus comme Gandhi ou Martin Luther King dans le domaine de la nonviolence, comme l’abbé Pierre ou Jean Vanier dans le domaine du service des petits, des pauvres ou des faibles, comme le Dalai Lama, Etty Hillesum ou frère Roger Schultz de Taizé dans le domaine spirituel, comme Nelson Mandela dans le domaine politique.
Quelqu’un peut-il prétendre qu’il n’y a aucun intérêt, personnellement ou collectivement, à marcher sur les traces de ces modèles bien humains? Que cela soit exigeant ou difficile, c’est évident: tout comme (mais pas plus!) il est difficile d’être de nouveaux Gretzky, Lemieux ou Crosby au hockey; difficile d’être des Julie Payette ou des Chris Hadfield dans l’espace; difficile d’être des René Lévesque ou des Pierre Elliott-Trudeau en politique. Tout effort de dépassement ou d’excellence est exigeant, quel qu’en soit le domaine. Développer jusqu’au bout le potentiel que chacun porte au fond de soi est l’idéal que chaque être humain devrait avoir à coeur de réaliser.
La sainteté n’est rien d’autre que cela. Elle n’est pas un état statique(3), une sorte de point d’arrivée ou une reconnaissance publique (si cela arrive, ce sera généralement post mortem et obtenu sans l’avoir recherché, «par surcroît»). Elle est au contraire un cheminement individuel, patient, continu et sans fin vers du «toujours (un peu) mieux». Qui d’entre nous peut dire: «Je suis arrivé. Je ne peux rien faire de plus, rien améliorer.»?
Certes, la «sainteté» atteinte sera infiniment diverse, et dans la forme, et dans l’intensité. Il n’y aura pas deux Gandhi ou Mandela, pas plus qu’il n’y aura deux Jésus de Nazareth. Chacun et chacune est unique, dans sa vocation comme dans son potentiel. Mais chacun et chacune, quels que soient ses forces ou ses limites, est appelé à développer le meilleur de soi-même et à aller toujours «un peu plus haut, un peu plus loin» pour reprendre les mots de la belle chanson de Jean-Pierre Ferland.
Et si on y ajoute la dimension spirituelle (ce qui n’est en rien une nécessité pour les fins de ma réflexion), qui donc peut prétendre qu’aspirer à vivre comme Dieu, tel que nous l’a enseigné Jésus de Nazareth, n’est pas quelque chose de souhaitable en terme de développement humain et comme contribution à la collectivité sociale? Vivre comme Dieu, c’est-à-dire aimer son prochain sans limite, être capable de pardon 77 fois 7 fois, y compris de ses ennemis, accorder une attention privilégiée aux plus faibles, faire passer le bien commun avant son intérêt personnel, être libéré de toute peur parce que totalement confiant dans l’Amour reçu de Dieu, trouver son bonheur dans le bonheur des autres, vivre dans la vérité et la sérénité, etc. Comment chercher à vivre ainsi ne serait-il pas un objectif souhaitable? Que l’on croie en Dieu et en Jésus ou pas?
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Mais plusieurs d’entre nous semblent entretenir un rapport difficile avec l’excellence ou même avec sa simple recherche. Et certains y voient même un trait caractéristique des Québécois, hérité de la vieille résignation (ou soumission) collective: «On est nés pour un petit pain!»
Plusieurs ont un rapport d’amour/haine avec le succès des nôtres ou leur réussite financière: Céline Dion et René Angelil, Guy Laliberté, Hubert Reeves, Louise Arbour, Marie-Nicole Lemieux, Brian Mulroney ou Pierre Péladeau. Et encore davantage avec ceux et celles qui osent revendiquer leur place au soleil et leur droit à exceller, comme Xavier Dolan, Robert Lepage ou Dany Laferrière.
Comme si l’ambition, le désir d’exceller ou le fait d’être reconnu parmi les meilleurs avait quelque chose de malsain, de déplaisant ou «qui n’est pas pour nous». Comme si nous trouvions prétentieux, ou déplacé, de chercher nous aussi à donner le meilleur de nous-mêmes, quitte à devoir assumer cette reconnaissance de notre excellence…
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Quant à la perfection, nous allons vite lui régler son compte! «La perfection n’est pas de ce monde», dit l’adage, et il a bien raison. On peut sans cesse chercher à s’améliorer, mais personne ne peut prétendre à la perfection… sinon dans un moment de grâce généralement bien fugace!
En ce sens, chercher la perfection équivaut nécessairement à trouver la déception, chez soi comme chez les autres. C’est la recette idéale pour la frustration, pour se gâcher la vie… et souvent celle des autres.
Regarder vers le haut, ou fixer le regard au loin, pour ne pas se contenter du moyen ou du médiocre mais plutôt viser sans cesse mieux, cela me semble souhaitable. Pourvu qu’on n’en fasse ni une obsession, ni une maladie!
La «perfection de Dieu» à laquelle nous invite l’Évangile n’est pas la perfection humaine à laquelle nous pensons spontanément. La perfection de Dieu, c’est l’Amour sans limite. Et c’est à cet Amour que nous sommes invités: «soyez Amour comme votre Père céleste est Amour.»
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Quant à la sagesse à laquelle nous invite l’apôtre Paul, ce n’est pas non plus la sagesse des hommes comme il l’indique très clairement. Et donc pas cette «sagesse sage» à laquelle nous pensons spontanément, cette sagesse-équilibre, cette sagesse-fruit-de-l’expérience, cette sagesse à vue humaine que notre société sécularisée serait bien prête à reconnaître.
C’est à la sagesse de Dieu que Paul invite, cette sagesse qui est folie pour l’homme. Cette sagesse qui, comme les Béatitudes et tout l’Évangile, met le monde «sens dessus dessous»: les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers, donnez et vous recevrez, celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui perdra sa vie à cause de moi la sauvera, heureux les persécutés pour la Justice car le Royaume des cieux est à eux, etc.
Et cette sagesse «à contresens» est non seulement une sagesse qui peut trouver son sens dans une perspective spirituelle ou chrétienne (ce qui est le cas), mais c’est aussi une sagesse accessible (sans doute moins facilement) à tous les humains, même en dehors de tout contexte religieux. Comme l’Amour de Dieu est offert, en permanence et sans aucune restriction, à tous les humains sans distinction.
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J’allais terminer cette réflexion (nous sommes maintenant mercredi le 22 février) quand je suis tombé, par hasard, sur le premier texte du plus récent livre de Bernard Émond, Camarade, ferme ton poste (Éditions Lux, 2017): «Vitupérer l’époque» (expression tirée d’un poème d’Aragon). En apparence, rien à voir avec ma réflexion sur la sainteté. Et pourtant…
Ce texte totalement «laïc» (Émond s’affirme clairement agnostique, non-croyant ou mécréant), rédigé en 2011, est un puissant éloge de la sainteté, beaucoup plus fort que tout ce que j’ai pu écrire ci-dessus. Cette réhabilitation de la sainteté par Bernard Émond, nourrie du radicalisme de Georges Bernanos, de la tristesse décapante de Pierre Vadeboncoeur et de la lucidité compatissante d’Anton Tchekov, ne peut être plus vigoureuse, ni plus actuelle!
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(1) Attention: dans la sainteté, c’est la réalisation qui est exceptionnelle, et non pas le potentiel. On peut avoir un potentiel bien ordinaire, mais le développer de manière tout à fait exceptionnelle. Et c’est pour cette raison que la sainteté est à possible pour quiconque.
(2) Le Forum André-Naud de Montréal avait d’ailleurs proposé à l’Église catholique, suite à la mort de Nelson Mandela, de considérer la possibilité de «reconnaître sa sainteté», élargissant ainsi le cadre et la réflexion sur ce que signifie la sainteté de nos jours.
(3) Ni une affaire de statistiques, d’ailleurs!
Permalien
Cher Dominique,
MERCI! Voilà plus que des notions! Voilà un chemin qui permet de marcher chacun, chacune à son rythme, se laissant inspirer, attirer sur des croisées où on peut cueillir des fleurs de macadam aussi éloquentes et odorantes que les fleurs achetées à grand prix chez célèbres fleuristes!
Vivre sans certitude absolue de remporter quelque trophée que ce soit, vivre et promouvoir les valeurs que nous propose Jésus de Nazareth… et d’autres qui ont osé marché dans ses pas. Humblement mais avec lucidité et cohérence MERCI!
N.B. je pense t’avoir connu durant tes jeunes années de cégep, à Bois-de-Boulogne. Tu étais déjà très enraciné dans l’aujourd’hui à embellir!