On me reproche, avec raison, d’être long, verbeux et de ne pas aller directement au but. On voudrait souvent que je commence par (ou même que je me limite à) la conclusion. Aussi bien dans mes courriels, dans mes textes que dans mes interventions dans des réunions.
Mais peut-on penser ainsi? Peut-on penser en quelques lignes sur Facebook ou, pire, en 144 caractères sur Twitter? Et si non, comment nos contemporains, et en particulier les jeunes, auront-ils encore accès à la pensée, eux qui n’écrivent généralement plus qu’à un ou deux doigts?
La pensée, contrairement à l’information ou à la donnée factuelle, se développe dans le temps et l’espace. Elle évolue, elle se cherche. Elle arrive rarement comme un flash, une prise de conscience soudaine ou synthétique. Et même là, elle demande habituellement à être validée, comparée, développée. Et ce travail demande le temps et l’espace nécessaires, que nous avons de moins en moins!
Notre désir, voire notre exigence de brièveté ou de concision sont compréhensibles, devant la quantité toujours croissante d’informations et de sollicitations, particulièrement multipliée par les moyens technologiques de l’informatique : quantité de courriels, de tweets, de sites internet, etc. Mais ils deviennent de plus en plus un esclavage : à force de vouloir faire «rentrer» toujours plus de choses dans les mêmes 24 heures quotidiennes, l’individu ne peut que frapper un mur et ressentir la frustration perpétuelle de «manquer de temps».
Mais la concision, toujours souhaitable, est partiellement contraire à l’acte de penser. On peut certes «prendre tout le temps et l’espace nécessaires pour penser», et faire, dans un second temps, une synthèse de cette pensée. Mais plus la synthèse est résumée, plus la richesse de la pensée, son raisonnement, ses justifications ou ses nuances risquent de disparaître. Et travailler ainsi, si cela facilite certes le travail de l’interlocuteur ou du lecteur, demande davantage de travail à la personne qui s’exprime.
C’est pourquoi je me refuse souvent à livrer uniquement une conclusion. Si celle-ci a l’avantage d’être plus courte et plus claire, elle a l’inconvénient de perdre tout son contexte et ses justifications. Comme un match sportif qu’on réduit à son pointage final. La pensée ne peut se réduire à ses conclusions, à moins d’accepter de n’être que formule, conviction ou slogan. Avec les risques inhérents à toute vision du monde ou idéologie sectaires.
Faisant, de plus en plus, le «métier de penser» (et assumant le caractère possiblement prétentieux qui s’y rattache : «Qui suis-je pour croire à l’importance, voire à la simple utilité, de ce que je pense?»), je suis donc devant un choix permanent :
• est-ce que, dans mes écrits ou mes interventions, je prends le temps de développer ma pensée, avec tous les méandres que suit le processus, y compris des retours en arrière, des répétitions apparentes, des évolutions significatives ou même des contradictions, pour aboutir enfin à une contribution valable?
• ou est-ce que, pour faciliter le travail, l’intérêt ou l’attention de mon interlocuteur ou lecteur, je travaille tout en deux temps : celui, caché, décrit ci-dessus; et celui, public, de la reformulation synthétique, dépouillée de tout son processus et de ce qui n’est pas essentiel?
Avec la conséquence, inévitable, que travailler en deux temps réduira sans doute la quantité de «pensée» produite de moitié. Exactement comme n’importe quel intervenant ou militant doit se demander s’il vaut mieux produire deux documents de travail (ou deux lettres aux journaux) imparfaits mais satisfaisants que d’en produire un seul beaucoup plus peaufiné, revu et corrigé.
Questionnement auquel chacun ne peut répondre que pour lui-même.
Ma réponse actuelle (pour ce qu’elle vaut) :
• pour mes livres (qui se veulent une pensée plus achevée et plus durable), je privilégie le travail en deux ou plusieurs temps. De toutes manières, un bon éditeur va l’exiger. Il s’agit, avec bien des contraintes, de fournir le meilleur manuscrit possible au lecteur.
• pour mes autres prises de paroles publiques (conférences, textes pour des revues, blogues, etc.) : je privilégie, selon le cas, une bonne réflexion imparfaite de manière à pouvoir en accepter davantage ou «couvrir plus large» (plus de sujets différents et importants que je maîtrise, forcément, un peu moins bien que si je me spécialisais sur un seul sujet)
• pour mes courriels ou mes interventions de vive voix (dans une réunion par exemple, ou suite à une conférence) : j’accepte d’improviser (en me préparant autant que possible) en un seul temps, avec le caractère plus laborieux ou exigeant que cela implique pour l’interlocuteur ou le lecteur. À celui-ci de décider si l’effort en vaut la peine et s’il veut le consentir ou pas. Et à moi de prendre le risque de fatiguer mon public, ou même de carrément ne pas être lu (ou simplement survolé en diagonale) comme dans les cas de courriels.
Toute cette réflexion est née d’expériences récentes, d’ailleurs échangées par courriels, dont mon prochain blogue fournira un exemple concret : Que faire quand nous sommes dans «une course contre la montre» contre les catastrophes imminentes?