- Je suis Dominique Boisvert, avocat pendant 20 ans, militant social depuis 40 ans et adepte convaincu de la nonviolence comme arme de combat pour la justice et les transformations sociales.
- Dans l’actuel conflit social qui s’est développé autour de l’opposition étudiante à la hausse des frais de scolarité universitaire, j’ai graduellement été convaincu par les arguments étudiants et je me suis mis à porter le carré rouge.
- Depuis vendredi le 11 mai, j’ai ajouté le carré blanc au carré rouge, réclamant une trêve dans les hostilités pour permettre à toutes les parties de prendre du recul et pour nous donner collectivement les moyens de poursuivre le débat social dans des conditions plus favorables à trouver des solutions acceptables pour tous.
- L’objectif du projet de règlement est (ou devrait être) de diminuer les risques de violence ou de dérapages dans les manifestations utilisées comme moyen légitime de la liberté d’expression.
- L’interdiction des masques ou l’obligation de dévoiler à l’avance l’itinéraire des manifestations doivent donc être jugées uniquement en fonction de l’objectif poursuivi : cela va-t-il effectivement diminuer les risques de violence et de dérapages, ou non? Et existe-t-il d’autres moyens, plus efficaces dans les circonstances présentes, d’assurer cet objectif de diminuer les risques de violence et de dérapages?
- Si tel est bien l’objectif du règlement, il faut donc discuter de violence d’abord, et non pas de masques et d’itinéraires qui ne sont pas l’essentiel du problème mais uniquement des aspects périphériques.
- Dans le conflit actuel (et c’est vrai aussi de bien d’autres conflits), la violence n’est PAS LE MONOPOLE d’aucune des deux parties en présence : il est indiscutable que certains manifestantEs ont posé des gestes répréhensibles et même dangereux ou criminels; mais il est tout aussi indiscutable, selon de nombreux témoins oculaires tout à fait crédibles, qu’une violence répréhensible et dangereuse a plusieurs fois été utilisée par les forces policières à l’encontre de manifestantEs.
- Mon but n’est pas ici de départager les responsabilités ou les blâmes : mon but est de contribuer à diminuer pour l’avenir les risques de violence et de dérapages, aussi bien d’un côté comme de l’autre.
- La violence, c’est un fait bien établi, n’est jamais empêchée, diminuée ou supprimée par une autre violence; au contraire, la violence (celle de l’État, des forces policières ou des manifestantEs) est toujours nourrie, « justifiée » et amplifiée, à plus ou moins long terme, par la violence.
- En tant que militant nonviolent de longue date, j’ai toujours cru que les objectifs communs de luttes et de transformations sociales sont mieux servis par les moyens d’action nonviolents que par les gestes de violences ou les dérapages. Je partage bien souvent les mêmes objectifs que d’autres militantEs, tout en étant en désaccord avec eux sur les moyens de lutte à prendre pour les atteindre.
- En ce sens, si on veut diminuer les risques de violence et de dérapages lors de manifestations ou d’autres formes de luttes sociales, il est généralement plus efficace de responsabiliser les manifestantEs et les organisateurs de rassemblements d’opposition quant au contrôle des participantEs et des moyens de lutte et de leur permettre de mener les débats sur l’usage des masques et de la violence entre eux que de leur imposer une norme extérieure dont l’application, plus ou moins arbitraire et aléatoire si on ne veut pas en faire une application bêtement mécanique, sera laissée aux forces policières (perçues le plus souvent spontanément, à tort ou à raison, comme des forces répressives au service du pouvoir dominant).
- Dans le présent conflit étudiant, on a plusieurs fois assisté à des manifestations de cette auto-discipline faite par les participantEs à l’égard d’autres manifestantEs tentéEs par la violence ou à l’égard de « casseurs » dont le seul objectif serait de faire du grabuge. C’est cette responsabilité d’auto-discipline qu’il faut encourager et exiger de plus en plus de tous les organisateurs et organisatrices de rassemblements d’opposition dans notre société démocratique.
- L’adoption du présent projet de règlement, dans sa forme actuelle et dans le contexte actuel, va malheureusement contribuer à « jeter de l’huile sur le feu » pour au moins trois raisons principales :
- Ø il va être perçu d’emblée, par les jeunes et moins jeunes qui manifestent dans l’actuel conflit, comme une arme supplémentaire (en plus des matraques, des gaz irritants ou lacrymogènes, des bombes assourdissantes ou balles de caoutchouc) au service du pouvoir contre l’expression légitime de mouvements d’opposition;
- Ø il va être compris, à juste titre, comme une restriction supplémentaire (et non nécessaire) des droits fondamentaux dans une société où ces droits n’ont cessé de reculer depuis le 11 septembre 2001;
- Ø il va fournir des occasions innombrables de répression arbitraire ou de manque de jugement de la parte des forces policières dans l’application concrète du règlement.
- Venons-en maintenant aux deux composantes essentielles du projet de règlement. D’abord l’interdiction du port de masques, foulards, cagoules ou autres moyens de masquer son visage ou son identité.
- Comme militant nonviolent, j’ai toujours favorisé l’expression ouverte d’opposition « à visage découvert ». C’est d’ailleurs l’un des fondements de la nonviolence que d’assumer pleinement et ouvertement les diverses expressions de son combat avec toutes leurs conséquences.
- En ce sens, je vais toujours plaider, au sein des luttes auxquelles je participe, pour l’interdiction auto-disciplinée du port de masques, entre autres parce que cela nous donne plus de chance de gagner l’appui ou de conserver l’appui de l’opinion publique pour nos luttes.
- Mais cette interdiction ou cette auto-discipline a beaucoup plus de chance d’être appliquée si elle vient de l’intérieur des groupes que si elle est imposée par la police. Et l’application de cette interdiction par les forces de l’ordre risque beaucoup plus de favoriser la violence que de la diminuer.
- Quant à l’obligation de dévoiler à l’avance les itinéraires de toute manifestation, assemblée ou attroupement, elle m’apparaît doublement inutile et inapplicable.
- Inutile parce que selon les autorités elles-mêmes, 98% de ces rassemblements publics dévoilent déjà leur itinéraire à l’avance sans l’existence de ce règlement. Et que cette collaboration avec les forces de l’ordre, pour la sécurité aussi bien des manifestantEs que du public en général, doit bien sûr continuer d’être encouragée et favorisée chaque fois que c’est possible.
- Il ne restera donc que les 2% ou moins de rassemblements dont les organisateurs préfèrent ne pas dévoiler le lieu ou l’itinéraire à l’avance. Dans plusieurs de ces cas, les raisons motivant les organisateurs n’auront aucun rapport avec l’usage prévu ou potentiel de la violence. Et pour l’infime proportion de cas où le refus de dévoiler ses projets ou ses tactiques à l’avance aurait pour but de favoriser l’usage de la violence, les outils réglementaires et législatifs actuels pour réprimer et punir cette violence existent déjà de manière tout à fait suffisante.
- Mais le projet de règlement sera aussi pratiquement inapplicable puisqu’il rendra automatiquement illégal toute forme de rassemblement public dont l’itinéraire ou le lieu n’aura pas été communiqué à l’avance aux forces policières, avec toutes les conséquences légales prévues par le règlement, dont l’obligation de se disperser séance tenante sous peine d’amendes considérables. Ce qui va équivaloir, de facto, à la négation pratique du droit de rassemblement même le plus pacifique.
- Ce qui m’amène à mon dernier point. L’application de ce projet de règlement, aussi bien dans son volet « masque » que dans son volet « itinéraire » va créer beaucoup plus de problème pour la Ville de Montréal et ses forces policières qu’elle ne va en résoudre.
- Car ou bien le règlement va être appliqué avec jugement et circonspection, et alors on va automatiquement ouvrir la porte toute grande à l’arbitraire ou à une application aléatoire (le fameux « deux poids, deux mesures ») du règlement. Pourquoi avoir arrêté tel porteur de masque et pas tel autre? Pourquoi avoir toléré l’absence d’itinéraire aujourd’hui et pas hier? Etc.
- Ou bien, pour éviter ces problèmes et ces contestations probables, on va tenter d’appliquer aussi strictement et mécaniquement que possible le règlement. Et alors non seulement on va discréditer le règlement (comme on est en train de discréditer la justice par la multiplication des injonctions inapplicables dans le conflit étudiant) mais on va en manifester l’inefficacité par l’absurde : essayez donc de rendre illégal tout attroupement dont le lieu ou l’itinéraire n’a pas été dévoilé à l’avance; ou d’arrêter tous ceux et celles dont les visages sont couverts si les manifestantEs décident de contester l’existence du règlement en appelant systématiquement à manifester masqué!
- Je reviens donc à mon point de départ. Si l’objectif du projet de règlement est de diminuer les risques de violence ou de dérapages dans les manifestations de luttes ou d’opposition publique, je vous soumets respectueusement que l’actuel projet de règlement, s’il est adopté, va avoir l’effet exactement contraire, à la fois à court terme et à moyen terme. Sans compter qu’on aura ajouté une restriction supplémentaire (et non nécessaire) aux droits et libertés des citoyens, au lieu de favoriser et d’encourager la participation citoyenne aux débats sociaux et à la construction de notre société.
Dominique Boisvert
15 mai 2012